Le couplage voiture / habitat appellera une redéfinition du contrat social de l’énergie!

Gilles Debizet est un enseignant-chercheur en aménagement à l’université Grenoble-Alpes. Il à publié « scénarios de transformation énergétique en ville » et il coordonne le projet Flex-mediation.

L’interdiction des moteurs thermiques à partir de 2035 en Europe est le principal levier de décarbonisation de la mobilité. Les ventes de voitures 100 % électriques croissent rapide- ment. À ce rythme, jusqu’à 10 millions de véhicules pourraient circuler en France en 2035. L’auto-consommation d’électricité est aussi en plein essor (450 000 raccordés au réseau fin 2023). Il est plausible que 10 millions de logements auto-consomment leur propre production d’électricité en 2030. Ces deux évolutions incarnent une transition énergétique fondée sur le déploiement de technologies privatives, à l’échelle du ménage. Quelle que soit la rapidité de l’évolution, il est difficile d’imaginer que la batterie (ou le réservoir d’hydrogène) du véhicule familial ne sera pas utilisé aussi pour l’habitat. Elle stockera les surplus de la production photo voltaïque domestique ; en l’absence d’ensoleillement, elle continuera de satisfaire une part des besoins du logement et de l’automobile.

Prenons le cas d’un ménage habitant dans une maison individuelle équipée de 20 m² de panneaux photovoltaïques (PV). En moyenne, la moitié de la production PV est injectée, l’autre moitié est auto consommée. La con- sommation (soutirée au réseau) annuelle d’électricité est diminuée d’un petit quart ; rappelons que les appareils domestiques sont essentiellement utilisés en fin d’après-midi et soirée. Dans le futur, ce ménage disposera d’une voiture électrique familiale assurant aussi une majorité des déplacements domicile-travail. La capacité de la batterie du véhicule correspond à trois fois les besoins journaliers moyens d’électricité domestique. Si elle est couplée à l’habitat, la consommation annuelle soutirée pourrait être réduite de moitié ou, en cas de doublement des panneaux PV, de trois quarts.

Dans une économie de marché fondée sur la propriété et la liberté d’investir, le déploiement du couplage voiture / habitat semble inévitable. Il pose cependant question en terme de justice sociale.

Dans l’habitat collectif, la connexion directe d’une voiture personnelle à des panneaux PV domestiques est jonchée d’obstacles. L’habitat collectif restera intégralement dépendant du réseau électrique. Le couplage voiture/habitat concernera l’habitat individuel. Si les recettes publiques restent basées sur le volume con- sommé, les ménages en maison individuelle s’en exonéreront en grande partie au détriment de ceux vivant en habitat collectif.

Comment minimiser ou absorber ces pertes de recettes ? La première voie consiste à abaisser le coût du réseau. Réduire la finesse du maillage, c’est-à-dire, supprimer la desserte d’abonnés paraît politiquement impossible. En revanche, réduire capacité ou fiabilité du réseau est envisageable là où s’installe une culture de l’autonomie énergétique. La puissance délivrée aux ménages concernés pour- rait être plafonnée en période critique. Une telle modulation de la qualité de service contrevient au principe d’uniformité du service. Seconde voie, la diversification du financement du réseau à l’instar du transport collectif dans les années 60. L’essor de l’automobile a entrainé la faillite des compagnies privées. Certains états au Canada et aux États-Unis ont laissé faire. D’autres ont autorisé de nouvelles taxes qui financent le transport collectif ; assis sur les salaires, le versement-transport a été instauré par les grandes villes françaises. Une taxe sur les panneaux PV serait techniquement facile à mettre en place. Son instauration suppose que l’écart d’autonomie énergétique entre habitats individuel et collectif devienne un problème politique.

Une troisième voie consiste à développer des formes collectives d’autonomie énergétique ; équiper intégralement un nombre limité de grandes toitures du secteur plutôt qu’une petite surface sur chaque bâtiment. Bénéficiant de la production, voire participant à la gouvernance, les riverains ajusteraient leurs usages à la production et les flux au sein du réseau public seraient maintenus. Pour re- constituer une équité entre les types d’habitat et entre les territoires, il faudrait moduler les subventions à l’équipement et les taxes sur l’électricité

L’aspiration à l’autonomie énergétique et l’essor de la voiture électrique creuseront des écarts entre l’habitat individuel et l’habitat collectif en termes d’investissement, d’usage et de facture d’énergie, et, ce faisant, de contribution au financement du réseau. Le couplage voiture/ habitat appellera tôt ou tard une redéfinition du contrat social de l’électricité.