Stéphane La Branche est sociologue du climat et coordinateur scientifique du Groupe international d’experts sur les changements de comportement (GIECO – IPBC). Il explore les freins et les moteurs aux changements de pratiques et de fonctionnement des institutions en matière de climat, d’énergie et de qualité de l’air, afin de proposer des réponses adaptées et efficaces.
La Stratégie nationale bas carbone prévoit pour 2035 l’arrêt des ventes de voitures thermiques. Le véhicule personnel thermique sera alors remplacé par son équivalent mais sans émissions de GES ni de polluants lors de son usage. Cette arrivée en masse des VE s’inscrit dans un processus profond de lutte contre le changement climatique, sans pour autant soulever la question des changements des modes de vie. Certains résultats de travaux en psychosociologie de la mobilité soulèvent le risque d’un effet inattendu : et si l’arrivée du VE provoquait un recul des autres modes ? Du point de vue des sciences des comportements, on peut poser la question ainsi : comment une mesure structurelle participant aux efforts d’atténuation entre en interaction avec des facteurs subjectifs, parfois avec des synergies, parfois en ignorance mutuelle, et parfois avec des effets pervers ? Et quels sont ces facteurs subjectifs qui jouent un rôle ?
Tout d’abord, la majorité des Français ont une perception pragmatique de la voiture : elle doit leur permettre d’accomplir leurs tâches quotidiennes. Notamment lorsque les itinéraires sont complexes et le temps serré, c’est-à-dire, « tous les jours après le travail ! » : « Prendre les enfants à l’école,
les amener au sport, leur faire prendre la douche, le repas (et les devoirs !), et les coucher suffisamment tôt » ; « c’est juste impossible à faire dans le cadre des transports en commun ou à vélo ! » Même les individus convaincus par la crise environnementale tendent à prendre leur voiture avec un second enfant en raison de la contrainte du temps et de la fatigue (physique et cognitive) induite.
Ensuite, une partie de la population accorde à la voiture une place spéciale dans leur subjectivité : elle est un lieu où ils peuvent être dans leur bulle personnelle. Le temps dans une voiture, seul, est un temps pour soi : « On peut chanter (faux, ce n’est pas grave) », « on peut réfléchir ou ne penser à pas grand-chose, justement ! » et surtout, « ne pas se soucier des autres ». Ces individus tendent à percevoir les transports en communs « comme du transport de bétail », il n’est donc pas étonnant que cela les rebute. D’autres individus au contraire, ne vont se sentir dans leur bulle qu’en transports en commun : ils ne se « préoccupent pas de la conduite », ils « peuvent ignorer les bouchons » ; ils lisent, consultent leur portable. Coincées dans le même bouchon, les deux catégories se sentiront mieux si elles sont dans leur mode de prédilection… et d’autant plus mal si elles sont dans le mode qu’elles n’aiment pas ! En d’autres termes, la même situation objective – le même bouchon – n’est pas vécue de la même manière selon ses prédilections. C’est là toute la force de la subjectivité qui pourtant est trop souvent ignorée dans les campagnes de sensibilisation et les préconisations visant au report modal…
Mais en quoi ceci m’amène-t-il à faire l’hypothèse d’un retour à la mobilité personnelle en 2035 ? Simplement, les avantages du VE répondent
à la fois aux critiques de la voiture thermique, tout en renforçant les préférences individuelles d’une partie de la population (la bulle personnelle) et en facilitant les déplacements quotidiens avec des itinéraires complexes. Mais c’est là qu’apparaît une tension, un paradoxe potentiel : « En plus, c’est bon pour l’environnement ! » Une partie de la population qui sent éthiquement (écologie ou nouvelles normes sociales) qu’elle devrait utiliser moins sa voiture
n’aura plus ce facteur d’influence. Pour le citoyen moyen, faire attention à son chauffage et utiliser une voiture suffira amplement à satisfaire son niveau de précaution pour la transition, sachant qu’en 2023, le tri apparaît comme la première mesure individuelle pour lutter contre le changement climatique !
En d’autres termes, en 2035, ne risquons nous pas d’être nombreux à nous poser la question suivante : avec le VE, pourquoi continuer à faire des efforts pour être multimodal ?